Oct 04, 2023

Trois utilisations abusives de la théorie du portefeuille de Markowitz

Le 22 juin 2023, l’économiste américain Harry Markowitz est décédé à l’âge vénérable de 95 ans. L’article de Markowitz de 1952 « Portfolio Selection » a jeté les bases de l’économie financière. Ce qu’il présentait était alors si nouveau que son directeur de doctorat à l’Université de Chicago, Milton Friedman, a déclaré un jour que son article « n’était pas de la science économique ». Néanmoins, cette théorie fondamentale et d’autres travaux lui valurent plus tard le prix Nobel d’économie.

Avant Markowitz, la finance se préoccupait de maximiser les rendements, mais on parlait peu du risque. Sa théorie proposait de mesurer le risque avec l’écart type (ou volatilité) des rendements. Son hypothèse de base était que les investisseurs sont réfractaires au risque : si on leur proposait deux portefeuilles avec le même rendement espéré, mais des volatilités différentes, ils choisiraient le moins volatil.

Cette théorie est devenue intéressante en pratique lorsque Markowitz a établi que les rendements sont additifs alors que la volatilité ne l’est pas. Prenons par exemple un portefeuille composé de deux actions. Le rendement de ce portefeuille est le rendement moyen pondéré de ces actions. En revanche, si ces deux titres ne sont pas parfaitement corrélés, la volatilité du portefeuille est inférieure à la volatilité moyenne pondérée des valeurs sous-jacentes. En d’autres termes, Markowitz a prouvé qu’il est possible d’obtenir le même rendement avec moins de risque (volatilité) grâce à la diversification de portefeuille.

À ce jour, les travaux originaux de Markowitz restent la pierre angulaire de la théorie moderne de portefeuille, enseignée dans les cours de finance universitaires du monde entier. Cependant, elle est parfois utilisée à mauvais escient pour vendre des produits d’investissement. Lorsque les caractéristiques d’un investissement ne sont pas conformes aux hypothèses émises par Markowitz, il peut en résulter une perception mécaniquement exagérée de l’attractivité de cet investissement dans un portefeuille.

Abus n°1 : Véhicules d’investissement avec des distributions anormales

Il est important de savoir, à propos de l’écart type, qu’il décrit le risque de manière appropriée uniquement lorsque les rendements sont normalement distribués. La symétrie est une propriété essentielle d’une distribution normale : les côtés négatif et positif de la distribution de probabilité doivent être identiques. Une distribution de probabilité asymétrique ne peut pas être normale.

L’une de ces stratégies anormalement distribuées est la vente d’options d’achat couvertes. Cette stratégie permet, certes, de récolter une prime de la vente des options, mais elle a aussi pour effet secondaire de réduire considérablement le potentiel de hausse des actions détenues tout en n’offrant qu’une protection minimale dans le cas d’une baisse marquée de la valeur. Pour aggraver les choses, de nombreux fonds négociés en bourse (FNB) d’options d’achat couvertes sont des fonds sectoriels, et leur manque de diversification amplifie leur risque de baisse. La non-normalité est une caractéristique de distribution des rendements qui affecte les options d’achat couvertes et la plupart des stratégies basées sur des options, telles que les billets à capital protégé, qui sont équivalents à une combinaison d’une obligation à coupon zéro et d’une option d’achat sur un groupe d’actions. L’écart type n’est donc pas une mesure appropriée du risque pour ce type de produits.

Le capital-investissement et les fonds de couverture souffrent également de non-normalité en raison de leur structure de rémunération. Les honoraires courants de 20 % basés sur la performance que ces fonds facturent donne droit aux investisseurs à seulement 80 % des rendements excédentaires positifs du fonds alors qu’ils doivent absorber 100 % des rendements excédentaires négatifs. Pire encore, des recherches empiriques ont révélé que lorsque l’on détient plusieurs fonds de couverture dans un portefeuille, leurs honoraires basés sur la performance peuvent grimper au total jusqu’à près de 50 % du profit excédentaire.

Abus n°2 : Investissements qui ne sont pas évalués à la valeur du marché

Les gestionnaires de fonds de capital-investissement (ou « private equity » en anglais) constituent un segment du secteur de l’investissement réputé pour affirmer que leurs fonds offrent des avantages de diversification à un portefeuille d’actions publiques. Empruntant l’approche de Markowitz en matière de construction de portefeuille, les fonds de capital-investissement sont souvent censés augmenter le ratio de Sharpe des portefeuilles (le rendement excédentaire du fonds par rapport aux bons du Trésor divisé par son écart type).

Mais cette affirmation repose sur une comparaison inadéquate. Les rendements des actions et des obligations sont calculés à partir du taux de rendement pondéré en fonction du temps (TRPT) basé sur des transactions quotidiennes réelles. En revanche, les rendements des fonds de capital-investissement sont généralement calculés à partir du taux de rendement interne (TRI) des flux de trésorerie du fonds. Les fonds d’actions négociées en bourse et ceux de capital-investissement n’utilisent pas les mêmes données ou formules mathématiques pour estimer les rendements.

Dans d’autres cas, les rendements du capital-investissement sont calculés avec le TRPT sur la base d’expertises. Or, il est connu que ces évaluations sont souvent périmées, car les évaluateurs reportent constamment la dévaluation des sociétés en portefeuille, en particulier lorsque le marché boursier s’effondre. Les entreprises privées opèrent dans la même économie mondiale que les sociétés cotées en bourse; leurs facteurs de rentabilité ne sont pas intrinsèquement différents du fait qu’elles sont privées. Les évaluations peu fréquentes des actions de sociétés privées sous-estiment considérablement la volatilité de la valeur marchande des portefeuilles de capital-investissement – cette caractéristique a été qualifiée de « blanchiment de volatilité ». Dans un cas particulier, lorsque la réglementation a contraint les fonds de capital-investissement à passer d’une comptabilité basée sur les coûts à une comptabilité à la juste valeur, leurs avantages apparents en matière de diversification ont diminué, ce qui a réduit leur accès au capital.

On peut affirmer qu’investir dans des fonds de capital-investissement permet d’inclure un plus grand nombre d’entreprises individuelles dans un portefeuille et qu’une meilleure diversification en résulte, mais ces avantages ne sont pas convaincants. Par exemple, Blackstone, l’un des plus grands gestionnaires de capital-investissement au monde, détient actuellement un total de 123 sociétés en portefeuille, évaluées à 137 milliards de dollars[i]. Comparez cela au portefeuille du marché mondial, qui comprend plus de 10 000 actions et est évalué à 65 000 milliards de dollars[ii], et vous réaliserez que la diversification supplémentaire attribuable au capital-investissement est minime.

Les véritables avantages en matière de diversification des fonds de capital-investissement sont insignifiants, et leur faible corrélation avec les actions et les obligations est une illusion. La même observation pourrait s’appliquer à d’autres actifs privés tels que les prêts privés, l’immobilier privé et le capital-risque (ou « venture capital » en anglais) : leurs véritables corrélations avec les marchés publics sont probablement beaucoup plus élevées que ce que suggèrent les évaluations d’experts et les estimations basées sur les flux de trésorerie. Utiliser la théorie de Markowitz pour déterminer l’allocation optimale aux actifs privés entraînera des pondérations élevées en raison de leur volatilité artificiellement sous-évaluée.

Abus n°3 : L’investissement n’a pas de rendement espéré identifiable.

La théorie de Markowitz décrit la construction de portefeuille comme un problème de moyenne-variance : les investisseurs visent à maximiser la moyenne (rendement espéré) pour un niveau de variance (volatilité) souhaité en assemblant des actifs non corrélés. Parfois, de faibles corrélations sont invoquées pour justifier l’investissement dans certains instruments qui contribuent à réduire la volatilité du portefeuille, mais n’offrent pas de rendements espérés clairs. Rechercher un rendement espéré revient, par définition, à différer la consommation actuelle pour obtenir plus d’argent dans l’avenir. Dans le cas d’une obligation achetée au pair, le rendement espéré est le taux d’intérêt contractuel : si vous achetez 1 000 $ d’une obligation à un an payant 5 %, vous vous attendez à recevoir un rendement de 50 $/1 000 $, soit 5 % en un an. Le rendement espéré des actions et autres placements de participation, tels que le capital-investissement et le capital-risque, est moins évident, car, contrairement aux termes contractuels d’une obligation, les rendements espérés des investissements en actions ne peuvent pas être quantifiés facilement à l’avance. Cependant, les investissements en actions représentent une participation dans des entreprises privées qui produisent des biens et services dans l’espoir de générer un profit. Certains investissements en actions (comme les actions versant des dividendes) ont des rendements espérés plus faciles à identifier; d’autres, comme le capital-risque, sont moins évidents, car de nombreuses sociétés en portefeuille ne réalisent même pas encore de bénéfices. Mais toutes les entreprises privées produisent des biens et services dans le but de générer des profits dans l’avenir.

Cependant, de nombreux instruments présentés comme des investissements n’offrent pas de taux d’intérêt contractuel et ne produisent pas de biens et services qui pourraient éventuellement être vendus dans un but lucratif : l’or et d’autres matières premières, ainsi que les cryptomonnaies, en sont de bons exemples. Pour moi, proposer un investissement sans rendement espéré basé sur ses propriétés de diversification revient à instrumentaliser de manière trompeuse la théorie du portefeuille de Markowitz.

L’utilisation de la science de Markowitz a ses limites.

Harry Markowitz a fourni une démonstration élégante du fait que l’analyse statistique peut guider la construction d’un portefeuille d’investissement. Même si la théorie moderne de portefeuille a fait des pas de géants depuis les années 1950, les travaux de Harry Markowitz éclairent toujours les investisseurs. Cela dit, toute théorie a ses limites. Utiliser des mesures basées sur l’écart type et la corrélation pour soutenir des produits financiers présentant une distribution de probabilité de rendement non normale, qui ne sont pas évalués à la valeur de marché ou qui n’ont pas de rendement espéré clair est, à mon avis, un non-sens.


[i]Source: Blackstone.com

[ii]En dollars américains. Source: MSCI

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